Question

Qui finance la déforestation ?

Par leur action auprès des entreprises, les acteurs financiers, publics et privés, contribuent à la déforestation. Qui sont ces financeurs ? Quel rôle jouent-ils ?
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Qui finance la déforestation ?

Par leur action auprès des entreprises, les acteurs financiers, publics et privés, contribuent à la déforestation. Qui sont ces financeurs ? Quel rôle jouent-ils ?

Quand on pense à la déforestation, on pense rarement à ce qui lui permet directement d’exister : ses financements. C’est pourtant le racine du problème.

Les acteurs financiers qui accordent des prêts ou investissent dans les entreprises responsables de déforestation permettent à ces activités de se poursuivre. Dans un contexte d’urgence climatique et de déforestation massive, ils doivent prendre leurs responsabilités.

Qui sont les différents acteurs financiers ?

Les acteurs financiers privés comprennent les banques, les investisseurs et les assureurs. Les banques accordent des prêts (remise de fonds avec une échéance de long terme) et crédits (avance de fonds avec une échéance de court terme). Elles peuvent aussi investir, mais ce n’est pas le cœur de leur activité. Les investisseurs, eux, au travers de fonds, sont des propriétaires ou gestionnaires d’actifs. Ces deux acteurs peuvent aussi détenir des obligations ou actions pour le compte de tiers. Les assureurs, enfin, peuvent assurer des projets, des activités ou des entreprises. Ceci se fait au cas par cas, et il n’existe malheureusement pas de données permettant de connaitre l’ampleur des assurances liées à de la déforestation.

Parmi les acteurs financiers publics, on trouve en France, le gestionnaire de fonds la Caisse des dépôts et consignation, l’Agence française de développement qui finance et accompagne des projets de développement, et l’Autorité des marchés financiers qui régule les acteurs et produits financiers français.

Il est difficile de comparer le poids de chacun de ces acteurs, mais tous jouent un rôle clé pour les activités des entreprises.

Quels sont les acteurs qui financent la déforestation ?

En finançant les entreprises des secteurs de l’élevage de bœuf, du soja, de l’huile de palme ou du bois, les institutions financières sont susceptibles de contribuer à la destruction de forêts. Mais plusieurs enquêtes montrent que trop souvent, les acteurs financiers ne prennent pas de mesures pour s’assurer que les entreprises qu’ils soutiennent ne sont pas responsables de déforestation.

D’après l’enquête menée par Global Witness publiée en 2021, entre 2015 et 2021, des banques et des sociétés de gestion d’actifs ont conclu des accords financiers à hauteur de 148 milliards d’euros (157 milliards de dollars) à des entreprises responsables de déforestation, dégageant ainsi 1,64 milliards de bénéfices. Cela peut passer par des prêts et facilités de crédit[1], des services de garantie[2], ou des investissements dans des actions et obligations. Les principales sont HSBC, Deutsche Bank, JP Morgan, BNP Paribas, Rabobank et Bank of China.

Finances déforestation
Amazonie, Brésil, août 2020 © Victor Moriyama for Rainforest Foundation

En France, BNP Paribas détient des liens avec plusieurs entreprises dont les opérations présentent des risques de déforestation. Elle finance[3] par exemple Cargill, le numéro un mondial du négoce de matières premières, impliqué dans le destruction de forêts et d’autres végétations naturelles au Brésil. Mais aussi Olam[4], responsable de milliers d’hectares rasés pour des palmiers à huile, et les géants brésiliens de la filière bovine Marfrig et Minerva. En novembre 2019, BNP Paribas gérait des obligations de Sinochem International d’un montant de 900 000 euros. Cette entreprise est le principal actionnaire de Halcyon Agri, qui a pris le contrôle de plantations de caoutchouc liée à la déforestation au Cameroun.

Du côté du Royaume-Uni, c’est la banque HSBC qui est le premier acteur à soutenir ces entreprises. Elle entretient des relations lucratives[5] avec le conglomérat indonésien d’huile de palme PT Astra International TBK, responsable de déforestation illégale, et de violation de droits fonciers  en Indonésie[6]. Elle soutient[7] aussi les agro-industriels de boeuf JBS, Marfrig et Minerva, complices de la destruction de l’Amazonie brésilienne.

Rabobank a quant à elle financé par des prêts un large réseau d’entreprises du Salim Group, accusé d’avoir défriché des forêts de tourbières, et le groupe Sinar Mas, propriétaire d’Asia Pulp and Paper, société accusée de détruire la forêt tropicale indonésienne.

Deutsche Bank apporte un appui financier[8] principalement à la société Cargill, surnommée la pire entreprise du monde. Elle détient aussi des parts dans l’entreprise productrice de soja SLC Agricola, qui a déboisé plus de 30 000 hectares entre 2011 et 2017. La banque entretient de plus des liens financiers[9] avec JBS Group, un important négociant de viande brésilien. Elle a aussi bénéficié d’investissements[10] dans le développement d’exploitations de palmiers à huile en Asie du Sud-Est.

Concernant JP Morgan, l’analyse de Global Witness suggère aujourd’hui que la banque aurait gagné près de plus de 50 millions d’euros grâce à des flux commerciaux dans les secteurs de l’huile de palme, la viande bovine et le soja. Elle est notamment le premier organisme de financement[11] du groupe Genting. L’entreprise de commerce d’huile de palme malaisienne et indonésienne s’est illustrée pour avoir défriché près de 40 000 hectares de forêt à Bornéo, en Indonésie, entre 2008 et 2012. Elle fait aussi partie des principaux financeurs de Brookfield Asset Management. Ce gestionnaire d’actifs est lié à une exploitation agricole brésilienne accusée de déforestation.

Bank of China est un financeur clé[12] du conglomérat indonésien Royal Golden Eagle dont l’un des membres est producteur de pâte à papier. En 2013, la société a perdu sa certification FSC à l’issue d’activités de déforestation. La banque est aussi un financeur majeur de COFCO. Le numéro un chinois de l’agroalimentaire est associé à des risques de déforestation pour la culture de soja. Bank of China aurait de plus dégagé près d’1 million d’euros d’accords avec Sinochem. Le conglomérat chimique chinois détient une participation majoritaire dans un projet d’exploitation de caoutchouc. Entre 2012 et 2018, le projet aurait défriché près de 13 000 hectares.

Mais les banques internationales investissent aussi dans d’autres secteurs qui contribuent à la déforestation, comme le charbon. Entre 2001 et 2019, l’exploitation de charbon a entraîné la destruction de plus de 335 000 hectares de forêts. Entre 2019 et 2022, les banques ont accordé 1 400 milliards d’euros[13] aux entreprises de cette industrie. La banque ING a notamment récemment financé[14] la centrale au charbon Cirebon, en Indonésie. Toujours en Indonésie, un autre projet décrié, la centrale de Tanjung Jati a été abandonné par les financeurs français Crédit Agricole, Société Générale et BNP Paribas en 2017, mais la Banque Japonaise pour la Coopération Internationale a repris le financement du projet.

Le rôle des institutions financières françaises

Les banques françaises financent aussi massivement la déforestation: selon un rapport de Global Witness, Crédit Agricole, BNP Paribas et Natixis ont financé à hauteur de 2 milliards d’euros entre 2013 et 2019 cinq des agro-industriels de bœuf, huile de palme et caoutchouc les plus associés à la déforestation. Cela fait de la France le deuxième plus gros contributeur de fonds européen de ces entreprises. La Société Générale a elle soutenu[15] le groupe Cargill, un des négociants de soja le plus à risque, pour près de 23 millions d’euros entre 2019 et 2022.

Parmi celle-ci, BNP Paribas sort du lot : avec 456 millions d’euros investis[16] dans le soja, le bœuf et l’huile de palme ces dix dernières années, c’est le premier financeur français de la déforestation.

Le Crédit Agricole est lui l’acteur qui finance le plus les fonds de sociétés minières agissant dans des territoires autochtones, avec 655 millions d’euros de prêts et de garanties entre 2016 et 2021.

Pourtant, BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et Natixis ont toutes mis en place des politiques ou des engagements contre la déforestation. En 2021, BNP Paribas a défini des critères restrictifs pour accélérer les avancées de ses clients dans la lutte contre la déforestation. Mais ils se limitent à inciter ses clients à devenir “zéro déforestation” et à limiter leurs financements aux entreprises ayant une stratégie pour atteindre cet objectif dans leurs chaînes de production et d’approvisionnement d’ici 2025. Leur engagement doit aller beaucoup plus loin, et ils doivent clairement exclure les entreprises associées à la déforestation de leurs portefeuilles. Crédit Agricole dispose lui aussi d’une politique contre la déforestation dans les secteurs forestiers et de l’huile de palme. Société Générale a elle aussi annoncé ne plus fournir de produits et services financiers aux clients qui se sont engagés à éliminer la déforestation de leurs activités. Natixis déclare quant à elle avoir une politique interne en matière d’huile de palme.

Concernant l’industrie du charbon c’est la même situation: Crédit Agricole a mis en place une politique en 2019, mais ne l’applique pas correctement. l’ONG Reclaim Finance a montré que la banque continue à financer les entreprises Glencore, Marubeni, Itochu et Rusal, toutes impliquées dans des projets d’expansion ou de construction de mines de charbon.

L’enfumage des fonds “durables”

Une stratégie adoptée par certains acteurs financiers a été la création de fonds d’investissements dits éthiques, incluant des critères environnementaux. En 2006, les Nations Unies ont adopté les Principes pour l’Investissement Durable (PRI) pour guider les investisseurs. Ces fonds sont donc supposés ne financer que des entreprises avec des pratiques durables.

Un rapport de Trase de 2022 sur ces fonds qui revendiquent avoir des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) montre que la réalité est toute autre. Blackrock par exemple détient plus de 260 avoirs dans 57 fonds ESG comprenant des entreprises à risque de déforestation, comme les négociants de soja Bunge et ADM. Les entreprises de viande JBS, Minerva et Marfrig cités plus haut se retrouvent aussi dans le portefeuille de State Street. Northern Trust détient lui un fond ESG incluant aussi le géant du boeuf JBS et les entreprises d’huile de palme Kuala Lumpur Kepong and Sime Darby.

Un exemple de ces fonds sont les “green bonds” : des obligations vertes dont le produit de l’émission est utilisé pour des projets écologiques. D’après les données de Trase, les principaux négociants d’huile de palme, de bœuf et de soja ont émis pour 13 milliards de ces obligations entre 2017 et 2021. Ceux-ci peuvent prendre des formes diverses, et ont des niveaux d’ambition questionnables. Royal Lestari Utama, une joint-venture entre Michelin et son partenaire Barito Pacific, a par exemple utilisé des obligations vertes pour financer des plantations d’hévéas non liées à la déforestation. Or une des filiales de cette entreprise a déforesté de larges pans de végétation dans la même région quelques années plus tôt.

Le fond pour une transition durable de Marfrig finance de “l’acquisition de bétail non issu de déforestation en Amazonie”. Or la majorité de son risque de déforestation est lié à son approvisionnement au Cerrado, pas en Amazonie. Cela ne l’incite donc que peu ou pas à apporter des améliorations là où elles sont principalement nécessaires. JBS affirme, lui, que son obligation durable d’un milliard de dollars lui permettra de “devenir neutre en carbone d’ici 2040”. Mais son indicateur de performance pour atteindre cet objectif ne prend pas en compte les émissions liées à la déforestation. Enfin, Bunge, en 2019, a émis des facilités de crédit renouvelable “durables”, mais simplement pour un “usage général” sans restriction sur l’utilisation des fonds.

Pour un cadre légal contraignant

Ces engagements volontaires ne sont pas récents. Face à une opinion publique sensibilisée par la question de la déforestation, les acteurs du secteur financier, opérant le plus souvent dans plusieurs pays, ont pris des engagements à l’échelle internationale. Dès 2010, une dizaine de banques se sont regroupées sous le Soft Commodities Compact, avec pour objectif de tendre vers une déforestation zéro. Les politiques et engagements des banques en la matière fleurissent depuis régulièrement.

Néanmoins, ils sont encore marginaux et, souvent, leurs critères et ambitions ne sont pas à la hauteur du défi que pose la déforestation. Certains acteurs financiers sont allés plus loin et ont même pris la décision de désinvestir des entreprises liées à la déforestation. Mais malheureusement, ces initiatives restent marginales, et les résultats concrêts se font attendre.

Il est donc nécessaire de pouvoir se reposer sur une loi pour contraindre les acteurs financiers à stopper le financement de la déforestation. C’est ce que garantit le droit français depuis 2017 avec la loi sur le devoir de vigilance. Elle impose aux grandes entreprises de prendre des mesures pour garantir que leurs opérations ne représentent pas de risque de dommage environnementaux et de violations des droits humains. Une obligation qui devrait donc encadrer les investissements des banques françaises. Les banques françaises pourraient donc devoir s’expliquer devant la justice du soutien financier aux entreprises liées à la déforestation mentionnés précédemment.

En février 2023, BNP Paribas a été mise en demeure par les associations Notre affaire à tous et la Commission pastorale de la terre pour ses financements de la déforestation. Elle l’accusent d’avoir apporté un soutien financier à Marfrig, la deuxième plus grande entreprise de boeuf au Brésil, et qui serait responsable de plus de 12 000 hectares de déforestation illégale entre 2009 et 2020, enfreignant ainsi la loi. Le droit impose aux multinationales basées en France d’établir un plan qui “comporte des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société”. Malgré les preuves de la déforestation associées à l’agro-industriel, notamment dans l’Etat du Para au Brésil, BNP Paribas fait partie des banques ayant coordonné une “obligation de transition” pour l’entreprise. Pourtant, d’autres acteurs financiers ont déjà amorcé une démarche de désengagement. En 2022, un fond du gouvernement norvégien Norges Bank a prévenu Marfrig qu’ils pourraient mettre fin à leurs investissements dans l’entreprise.

Une nouvelle loi contre la déforestation a été adoptée en 2023 par l’Union européenne, mais malgré la forte mobilisation des ONG et le soutien du Parlement, aucune obligation n’a été inclue pour les institutions financières. Elle prévoit cependant que la Commission européenne évalue d’ici deux ans le besoin d’une autre loi obligeant ces acteurs à empêcher le financement de la déforestation. Au vue de l’urgence à faire face au changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, cette échéance est beaucoup trop tardive.

[1] Les prêts et facilités de crédit fournis par les banques permettent de fournir des capitaux à l’emprunteur.

[2] Lorsqu’une entreprise émet des obligations et actions, la banque achète temporairement une partie de ces titres.

[3] Par des facilités de crédit et la souscription d’obligations d’une valeur approchant les 3,6 milliards d’euros.

[4] La banque a mis à disposition des lignes de crédit renouvelable, ou autorisation de découvert renouvelable.

[5] Crédits aux entreprises, lignes de crédit renouvelable et achats de participations.

[6] Par le biais de sa filiale Astra Agro Lestari

[7] Par la garantie d’émissions obligataires: la banque accorde une garantie à une société à la recherche de financements.

[8] Par des lignes de crédit renouvelable.

[9] Par des actions et obligations.

[10] Par des actions et obligations du groupe malaisien IOI.

[11] Elle détient des actions et des obligations du groupe.

[12] Elle a contribué à mettre en place un prêt syndiqué d’une valeur totale de 900 millions d’euros pour April, membre du conglomérat

[13] Versés sous la forme de prêts (329 millions d’euros versés par 376 banques) et d’émissions d’actions ou d’obligations (1087 millions d’euros par 484 banques)

[14] ING a déjà financé la première centrale, Cirebon 1, à hauteur de 54 millions d’euros et accordé un prêt de 165 millions d’euros pour Cirebon 2

[15] Par des facilités de crédit renouvelable et l’émission d’obligations

[16] Par l’achat d’actions