Points de vue
Le concept de neutralité carbone est un piège dangereux
Alors que le nombre d’entreprises et de gouvernements s’engageant à être neutres en carbone explose, cette tribune, co-signée par trois scientifiques de renom dont un ancien président du GIEC, propose une réflexion sur ce concept qu’ils ont vu s’imposer progressivement dans les discussions sur le climat. Alors même que les efforts pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre restent vains et insuffisants. Article traduit par Juliette Zimmermann. Lien vers l’article original.
Pour certains, la prise de conscience est brutale. L’esquisse se précise, et soudain, tout semble parfaitement clair. Un lent cheminement est, en général, à l’origine de ce genre de révélations. Le doute grandit dans un coin de notre tête. Le sentiment troublant que ça ne colle pas, jusqu’à ce que ça fasse tilt. Ou peut-être que ça parte en fumée.
A nous trois, auteurs de cet article, nous avons du passer plus de 80 années à penser au changement climatique. Pourquoi cela nous a-t-il pris si longtemps de faire entendre notre voix à propos des dangers évidents du concept de neutralité carbone ? A notre décharge, le principe de zéro émissions nettes n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît – et, pour être honnêtes, nous nous sommes faits avoir.
Les menaces générées par le changement climatique sont la conséquence directe de la concentration trop élevée en dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Il faut donc arrêter d’en émettre plus, et même en éliminer de l’atmosphère. C’est un enjeu majeur de la stratégie mondiale actuelle pour éviter la catastrophe. En fait, pour y parvenir, de nombreuses propositions existent, de la plantation massive d’arbres aux appareils high-tech de captage direct qui aspirent le dioxyde de carbone de l’air.
Selon la tendance actuelle, si nous développons ces propositions, ainsi que d’autres prétendues techniques de « retrait de dioxyde de carbone », tout en réduisant notre consommation d’énergies fossiles, nous pourrons stopper le réchauffement climatique plus rapidement. Avec un peu de chance, nous atteindrons le « zéro émissions nettes » vers la moitié de ce siècle. C’est à ce stade que les émissions résiduelles de gaz à effet de serre seront compensées par les technologies qui les aspirent de l’atmosphère.
Cette idée est géniale, en théorie. Malheureusement, en pratique, elle contribue à perpétuer la croyance selon laquelle le progrès technologique serait notre planche de salut, et réduit le sentiment d’urgence lié à la nécessité de limiter les émissions immédiatement.
Nous sommes parvenus à cette douloureuse conclusion : le concept de zéro carbone a permis une attitude irresponsable et désinvolte de « consommez maintenant, payez plus tard », qui n’a fait qu’augmenter les émissions de carbone. Cette approche a aussi accéléré la destruction du monde naturel en augmentant dès aujourd’hui la déforestation, accroissant de façon considérable le risque de nouvelles catastrophes dans le futur.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, comment l’humanité a parié la civilisation toute entière sur de simples promesses de solutions futures, nous devons retourner à la fin des années 80, quand le changement climatique a débarqué sur la scène internationale.
Au fil des ans, le doute s’est transformé en peur. Ce sentiment lancinant que nous avons fait une terrible erreur. Il y a des moments où, je l’admets bien volontiers, je suis paniqué. Comment nous sommes-nous trompés à ce point ? Comment nos enfants sont-ils sensés interpréter nos actes ?
Les étapes ayant conduit à la neutralité carbone
Le 22 juin 1988, James Hansen était à la tête du Goddard Institute for Spaces Studies de la NASA, un titre prestigieux détenu par un individu pourtant largement inconnu en dehors de l’académie.
Dans l’après-midi du 23 juin, il allait devenir le climatologue le plus célèbre du monde. Ce fut la conséquence directe de son audition devant le Congrès américain, au cours de laquelle il a présenté des preuves scientifiques du réchauffement climatique sur Terre et de la responsabilité première de l’Homme : « on a identifié l’effet de serre, et c’est en train de changer notre climat. »
Si nous avions, à l’époque, pris les mesures nécessaires en réponse à ce témoignage, nous aurions été capable de décarboner nos sociétés à un taux de 2% par an, et nous donner ainsi environ deux chances sur trois de limiter le réchauffement à 1,5°C. Cela aurait représenté un énorme défi, ayant pour mission principale l’arrêt pur et simple de la course aux énergies fossiles, tout en répartissant de façon équitable les émissions futures.
Quatre ans plus tard, une lueur d’espoir est apparue. Pendant le Sommet de la Terre de 1992 à Rio, toutes les nations se sont mises d’accord pour stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre afin de garantir qu’ils ne produiraient pas d’interférences dangereuses avec le climat. Le Sommet de Kyoto en 1997 a tenté de commencer à mettre cet objectif en pratique. Mais les années passant, la mission initiale de protection de l’humanité est devenue de plus en plus difficile, en raison de l’augmentation continuelle de l’utilisation d’énergies fossiles.
C’est à peu près à cette époque que les premiers modèles informatiques associant les émissions de gaz à effet de serre aux impacts sur les différents secteurs d’économie ont été développés. Ces modèles hybrides climato-économiques sont appelés modèles d’évaluation intégrée. Ils permettent aux modélisateurs de relier l’activité économique au climat en explorant, par exemple, la conséquence d’éventuelles modifications d’investissements et de technologies sur les émissions de gaz à effet de serre.
C’était miraculeux : vous pouviez essayer des stratégies sur un écran d’ordinateur avant de les mettre en œuvre, et ainsi vous dispenser d’une expérimentation coûteuse sur l’humanité toute entière. Rapidement, ces modèles se sont imposés, devenant l’orientation essentielle en politique climatique. Une primauté qu’ils ont conservée à ce jour.
Malheureusement, ces modèles ont également mis aux oubliettes la nécessité d’un raisonnement critique. De tels modèles représentent la société comme un réseau d’acheteurs et de vendeurs idéalisés, dépourvus d’émotion, ignorant ainsi la complexité des réalités sociales et politiques, ou même les impacts du changement climatique lui-même. Les approches axées sur le marché fonctionneront toujours, c’est la promesse qu’ils laissent entendre. Ainsi, les discussions sur les stratégies se limitaient à celles qui convenaient le mieux aux politiques : un changement progressif des législations et des taxes.
A l’époque où ces modèles ont été développés, des efforts étaient faits pour pérenniser l’action américaine sur le climat en autorisant les USA à prendre en compte les puits de carbone de leurs forêts. Les américains soutenaient qu’en gérant correctement leurs forêts, ils pourraient stocker une grosse quantité de carbone dans les arbres et le sol, quantité qui devrait alors être soustraite de leurs obligations à limiter la combustion de charbon, de pétrole et de gaz. Au final, les américains ont eu ce qu’ils voulaient. Ironiquement, les concessions faites l’ont été en vain, puisque le Sénat américain n’a jamais ratifié l’Accord de Kyoto.
En postulant qu’un futur avec davantage d’arbres pourrait réellement compenser la combustion de charbon, de pétrole et de gaz. Comme les modèles pouvaient facilement générer des chiffres permettant de réduire à volonté le taux de dioxyde de carbone atmosphérique, des scénarios encore plus sophistiqués pourraient être explorés, atténuant l’urgence apparente de baisser l’utilisation d’énergies fossiles. En incluant les puits de carbone dans les modèles climato-économiques, on avait ouvert la boîte de Pandore.
C’est ainsi que sont nées les politiques actuelles de zéro carbone.
Ça m’a vraiment causé un choc de réaliser que j’avais dû contribuer personnellement au piège du concept de neutralité carbone. En 2008, les pays du G8 ont déclaré un objectif volontaire de 50% de réduction des émissions de dioxyde de carbone avant 2050. A l’époque, j’ai répondu en publiant des calculs que j’avais effectués spécifiquement pour montrer la nécessité de zéro émissions nettes à long terme, indiquant que la moindre émission résiduelle devrait être « compensée par un puits artificiel ». Mais puisqu’aucun des co-auteurs de l’étude n’était un expert, nous n’avons pas étudié dans quelle mesure ce puits artificiel serait nécessaire pour supporter notre système économique, ou même s’il était techniquement possible d’en créer un.
Cela dit, une attention particulière a été portée au milieu des années 90 à l’amélioration du rendement énergétique, au changement de combustibles (par exemple, le remplacement du charbon par le gaz naturel au Royaume-Uni) et à la capacité de l’énergie nucléaire à délivrer des quantités considérables d’électricité sans carbone. On espérait que de telles innovations renverseraient rapidement la montée en flèche d’émissions des énergies fossiles.
Mais dès l’aube du nouveau millénaire, il est apparu évident que de tels espoirs ne se réaliseraient pas. Étant donné que leur principe fondamental était de changer de façon progressive, il devenait de plus en plus difficile pour les modèles climato-économiques de trouver des voies viables pour empêcher le changement climatique. Cela a amené les modèles à inclure de plus en plus d’exemples de séquestration géologique du dioxyde de carbone (carbon capture and storage ou CCS en anglais), une technologie permettant de retirer le dioxyde de carbone des centrales au charbon puis de l’enfouir profondément dans le sol pour une durée indéterminée.
Le principe avait déjà été démontré : depuis les années 70, plusieurs projets d’enfouissement de dioxyde de carbone, préalablement comprimé et séparé des gaz fossiles, ont vu le jour. Ces programmes de récupération améliorée du pétrole ont été conçus pour forcer les gaz à entrer dans les puits de pétrole, afin de pousser le pétrole vers les plateformes de forage et ainsi en récupérer plus – du pétrole qui serait brûlé plus tard, libérant encore plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.
La séquestration géologique du dioxyde de carbone offrait la possibilité, au lieu d’utiliser le dioxyde de carbone pour extraire plus de pétrole, de retirer ce gaz de l’atmosphère en le laissant sous terre. Cette technologie soi-disant révolutionnaire permettrait une utilisation du charbon respectueuse de l’environnement et donc l’utilisation continue de cette énergie fossile. Mais bien avant que le monde soit témoin d’un tel stratagème, ce processus hypothétique avait été inséré dans les modèles climato-économiques. En fin de compte, la simple perspective de séquestration géologique du dioxyde de carbone a donné aux décideurs politiques une échappatoire aux restrictions indispensables d’émissions de gaz à effet de serre.
L’essor du zéro carbone
Quand les pays membres de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques se sont réunis en 2009 à Copenhague, il était évident que la séquestration géologique du dioxyde de carbone ne serait pas suffisante, et ce pour deux raisons.
Premièrement, ça n’existait toujours pas. Il n’y avait aucune infrastructure de séquestration géologique du CO2 en activité sur une centrale à charbon et aucune perspective d’impact de cette technologie sur les émissions croissantes de l’utilisation du charbon dans un avenir proche.
Le coût représentait le principal obstacle à la mise en œuvre de cette technologie. La raison pour laquelle on brûle de grandes quantités de charbon est de générer de l’électricité à prix réduit. Ajouter des absorbeurs de dioxyde de carbone sur les centrales existantes, construire l’infrastructure d’acheminement du carbone capturé, et développer des sites de stockage géologique adaptés, tout cela nécessitait des sommes énormes d’argent. Par conséquent, la technique de capture du carbone n’était appliquée à l’époque – et encore à ce jour – que dans les programmes de récupération améliorée du pétrole. A part un unique site pilote de démonstration, il n’y a jamais eu de dispositif de capture puis d’enfouissement du dioxyde de carbone d’une cheminée de centrale à charbon.
Non moins important, en 2009, il devenait de plus en plus évident qu’on ne pourrait même plus effectuer les réductions progressives demandées par les décideurs politiques. Cela aurait été le cas même avec des infrastructures de séquestration géologique du CO2 opérationnelles. La quantité de dioxyde de carbone libérée chaque année dans l’atmosphère laissait entendre que l’humanité allait rapidement manquer de temps.
Les espoirs de trouver une solution à la crise climatique s’évanouissant de nouveau, une nouvelle solution miracle s’avérait nécessaire. On avait besoin d’une technologie capable non pas de ralentir les concentrations atmosphériques croissantes de CO2 mais carrément de les inverser. Cela a amené les modélisateurs climato-économiques – déjà capables d’inclure les puits de carbone végétaux et la séquestration géologique du carbone dans leurs modèles – à retenir la « solution » suivante : combiner les deux.
C’est donc la technologie de « bioénergie avec captage et stockage de dioxyde de carbone » (Bioenergy Carbon Capture and Storage ou BECCS en anglais) qui s’est imposée comme le nouveau sauveur. En brûlant de la biomasse « remplaçable » comme le bois, les récoltes, les déchets agricoles, à la place du charbon dans des centrales, puis en capturant le dioxyde de carbone des cheminées des centrales et enfin en le stockant sous terre, la BECCS pourrait produire de l’électricité tout en retirant le dioxyde de carbone de l’atmosphère. Ceci, parce que la biomasse (les arbres par exemple) aspire le dioxyde de carbone de l’atmosphère en grandissant. En plantant des arbres et d’autres cultures bioénergétiques et en stockant le dioxyde de carbone relâché lorsqu’on les brûle, de plus grandes quantités de carbone seraient aspirées de l’atmosphère.
Avec cette nouvelle solution en main et malgré les échecs précédents, la communauté internationale s’est regroupée pour tenter une nouvelle fois de réguler nos dangereuses interférences avec le climat. Le décor était planté pour la conférence du climat de Paris, cruciale, en 2015.
Une fausse aurore parisienne
Alors que le secrétaire général mettait fin à la 21ème conférence des Nations Unies sur le changement climatique, la foule a éclaté en un grand rugissement. Le public a bondi sur ses pieds, des étrangers se sont étreints, des larmes ont coulé des yeux rougis par le manque de sommeil.
Les émotions visibles à l’écran le 13 décembre 2015 n’étaient pas que pour les caméras. Après des semaines de négociations exténuantes à Paris, on avait enfin réussi à débloquer la situation. Contre toute attente, après des décennies de faux-départs et d’échecs, la communauté internationale avait finalement accepté de faire ce qui était nécessaire pour limiter le réchauffement climatique bien en dessous de 2°C, dans l’idéal à 1.5°C, par-rapport aux niveaux pré-industriels.
L’Accord de Paris a été une victoire éclatante pour les personnes les plus menacées par le changement climatique. Les pays riches et industrialisés vont être de plus en plus impactés au fur et à mesure que les températures augmenteront. Mais ce sont les États insulaires, proches du niveau de la mer, comme les Maldives ou les îles Marshall, qui courent le risque imminent de disparaître. Un rapport spécial de l’ONU préciserait plus tard : si l’Accord de Paris ne parvenait pas à son objectif de limiter le réchauffement climatique à 1.5°C, le nombre de vies perdues en raison de tempêtes, incendies, vagues de chaleur, famines et inondations augmenterait considérablement.
Mais creusez un peu plus loin et vous pourriez mettre à jour une autre émotion rôdant parmi les délégués le 13 décembre. Le doute. Difficile de nommer ne serait-ce qu’un climatologue qui, à l’époque, pensait que l’Accord de Paris était réalisable. Depuis, certains scientifiques nous ont dit que l’Accord de Paris était « évidemment important pour la justice climatique mais infaisable » et « sidérant, personne ne pensait qu’il était possible de limiter à 1.5°C ». Plutôt que de réussir à limiter le réchauffement à 1.5°C, un universitaire engagé dans le GIEC a conclu que nous allions au-delà des 3°C d’ici la fin du siècle.
Au lieu d’affronter nos doutes, nous, les scientifiques, avons décidé de construire des mondes fantastiques toujours plus élaborés dans lesquels nous serions en sécurité. Le prix à payer pour notre lâcheté : devoir se taire sur l’absurdité croissante de l’élimination requise à une échelle planétaire du dioxyde de carbone.
Compter sur des mécanismes non testés d’élimination du dioxyde de carbone pour atteindre les objectifs de Paris alors que nous avons désormais les technologies nécessaires pour abandonner les énergies fossiles est simplement inacceptable et imprudent. Pourquoi sommes-nous prêts à mettre en jeu la vie et l’existence de millions de personnes, la merveilleuse vie qui nous entoure, et le futur de nos enfants ?
La technologie BECCS occupait le devant de la scène, car à l’époque, c’était la seule manière pour les modèles climato-économiques de trouver des scénarios compatibles avec l’Accord de Paris. Plutôt que de se stabiliser, les émissions globales de dioxyde de carbone avaient augmenté de quelques 60% depuis 1992.
Hélas, la technologie BECCS, comme toutes les solutions précédentes, était trop belle pour être vraie.
Parmi les scénarios produits par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) avec une chance d’au moins 66% de limiter la hausse des températures à 1.5°C, la technologie BECCS devrait éliminer 12 milliards de tonnes de dioxyde de carbone chaque année. A cette échelle, cela nécessiterait des campagnes massives de plantation d’arbre et de cultures bioénergétiques.
La Terre a sans nul doute besoin de plus d’arbres. L’humanité en a coupé environ trois mille milliards depuis le début des cultures, il y a 13 000 ans. Mais au lieu de permettre aux écosystèmes de se remettre des impacts humains et aux forêts de repousser, la BECCS a généralement recours à des plantations industrielles dédiées, régulièrement récoltées pour la bioénergie, plutôt qu’au stockage de carbone dans les troncs, racines et sols forestiers.
Actuellement, les deux biocarburants les plus performants sont la canne à sucre pour le bioéthanol et l’huile de palme pour le biodiesel – tous deux cultivés sous les tropiques. Ces monocultures d’arbres à croissance rapide, plantés en rangées interminables, et les autres cultures bioénergétiques récoltées à intervalles fréquents ravagent la biodiversité.
Il a été estimé que la BECCS exigerait entre 0.4 et 1.2 milliards d’hectares de terres. Cela représente 25% à 80% de toutes les terres actuellement cultivées. Comment réaliser cela tout en nourrissant les 8 à 10 milliards de personnes qui vivront en 2050, comment réaliser cela sans détruire la végétation et la biodiversité endémiques ?
Cultiver des milliards d’arbres consommerait des quantités astronomiques d’eau – à des endroits où la population est déjà assoiffée. L’augmentation du couvert forestier dans des latitudes plus élevées peut provoquer un effet de réchauffement global car le fait de remplacer des prairies ou des champs par des forêts assombrit la surface du sol. Ce sol plus foncé absorbe plus d’énergie du soleil et augmente donc les températures. Se concentrer sur le développement de vastes plantations dans les pays tropicaux plus pauvres comporte de réels risques d’expulsion des peuples de leur terre natale.
Et on oublie souvent que les arbres et la terre en général a déjà absorbé et stocké de larges quantités de carbone, à travers ce qu’on appelle le puits de carbone naturel. Interférer avec ce phénomène pourrait à la fois perturber le puits de carbone et conduire à une double comptabilisation.
Le prédécesseur du zéro carbone était et reste la « compensation carbone ». Autrefois, j’étais convaincu que les modèles de compensation carbone pourraient suffire et préserver les écosystèmes forestiers d’une destruction quasi certaine par le développement économique. Maintenant je sais que ce n’était qu’un doux rêve. L’énorme quantité de compensation nécessaire pour garantir la sécurité du climat ne peut être atteinte en laissant simplement la nature tranquille. Cela exige une croissance rapide, essentiellement d’espèces exotiques qui sont coupées souvent et régulièrement, avec des effets dévastateurs pour la biodiversité. Nous en voyons déjà les débuts dans les forêts européennes. Je suis presque plus effrayé par les conséquences du zéro carbone que par celles du réchauffement climatique.
A mesure que notre compréhension de ces répercussions augmente, le sentiment d’optimisme autour de la BECCS diminue.
Rêves illusoires
Cette prise de conscience naissante sur les difficultés rencontrées à Paris, notamment des émissions toujours plus importantes et le potentiel limité de la technologie BECCS, a fait naître la nouvelle expression à la mode dans les cercles politiques : le « scénario de dépassement ». Les températures peuvent aller au-delà des 1.5°C dans un futur proche, mais elles devront par la suite être réduites par un éventail de systèmes d’élimination de dioxyde de carbone d’ici la fin du siècle. Autrement dit, zéro carbone signifie en réalité bilan carbone négatif. En quelques décennies, nous devrons passer d’une civilisation qui rejette 40 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère chaque année, à une civilisation réalisant une réduction nette de dizaines de milliards d’émissions carbone.
La plantation massive d’arbres, pour la production de bioénergie ou comme tentative de compensation, a été le dernier essai pour retarder les restrictions d’utilisation de gaz fossiles. Mais la nécessité croissante d’éliminer du carbone en exigeait davantage. C’est la raison pour laquelle le concept de capture directe dans l’air, désormais vanté comme la technologie la plus prometteuse, s’est imposé. Cette technologie est généralement moins néfaste pour les écosystèmes que la BECCS car son fonctionnement exige beaucoup moins de terres, même en prenant en compte la superficie requise pour l’alimenter en énergie, que ce soit en utilisant l’éolien ou des panneaux solaires.
Malheureusement, on estime que le captage direct du CO2 dans l’air, en raison de son coût exorbitant et de ses besoins en énergie, ne sera pas en mesure de rivaliser avec la BECCS et son appétit vorace en terres agricoles de première qualité.
On commence à comprendre où ça nous mène. A chaque fois que le mirage d’une solution technique magique disparaît, une autre, tout aussi irréaliste, apparaît et prend sa place. La suite approche à grands pas – et c’est encore plus terrible. Une fois que nous aurons intégré que le zéro carbone n’arrivera pas à temps, voire pas du tout, la géo-ingénierie – l’intervention délibérée et à large échelle sur le système climatique de la Terre – sera probablement évoquée comme solution contre la hausse des températures.
L’une des idées les plus étudiées en géo-ingénierie est la gestion des radiations solaires – l’injection de millions de tonnes d’acide sulfurique dans la stratosphère pour réfléchir une partie de l’énergie solaire. C’est une idée folle, mais qui séduit sérieusement certains universitaires et politiques, malgré les risques élevés. L’Académie nationale des sciences américaine, par exemple, a préconisé une allocation de pas moins de 200 millions de dollars US sur les cinq prochaines années pour explorer l’utilisation et la régulation de la géo-ingénierie. Subventionnée, la recherche dans ce domaine est certaine d’avancer.
Il est frappant de constater que le manque continuel de technologies crédibles d’élimination du carbone ne semble faire aucune ombre aux politiques zéro carbone. Peu importe la menace, le zéro carbone s’en sort sans encombre. Pendant un certain temps, je l’assume, j’étais simplement mal renseigné ou trop prudent. J’ai maintenant conscience que nous avons tous été en quelque sorte manipulés. Que ce soit la BECCS, la reforestation, le captage direct du CO2 ou les licornes absorbant le carbone, le postulat est le même : le zéro carbone fonctionnera, car il doit fonctionner. Mais derrière les belles paroles et les plaquettes brillantes, il n’y a rien. Le masque tombe.
Des vérités difficiles
En principe, les propositions d’élimination du dioxyde de carbone ne posent pas de problème ou de danger. En fait, développer des moyens de réduire la concentration en dioxyde de carbone peut sembler extrêmement stimulant. Utiliser la science et l’industrie pour sauver l’humanité du désastre ! C’est faire quelque chose d’important. On se rend également compte que l’élimination du carbone sera nécessaire pour éponger certaines des émissions des secteurs comme l’aviation ou la production de ciment. Un certain nombre d’approches de réduction du dioxyde de carbone auront donc un rôle à jouer, même mineur.
Les problèmes arrivent quand on présume pouvoir déployer ces propositions à grande échelle. Cela sert en effet de chèque en blanc pour la poursuite de la combustion des énergies fossile et l’accélération de la destruction des milieux.
Les technologies de réduction du carbone et la géo-ingénierie devraient être considérés comme une sorte de siège éjectable qui pourrait propulser l’humanité loin de l’altération rapide et catastrophique de l’environnement. Tout comme le siège éjectable d’un jet, on ne devrait l’utiliser qu’en tout dernier recours. Cependant, les décideurs politiques et les entreprises semblent être tout à fait sérieux au sujet du déploiement de technologies extrêmement hypothétiques comme moyen de conduire notre civilisation vers une destination durable. En réalité, ce ne sont que des contes de fée.
Le seul moyen d’assurer la sécurité de l’humanité est la réduction radicale, immédiate et durable des émissions de gaz à effet de serre, et d’une manière équitable.
Les universitaires se considèrent généralement comme des serviteurs de la société. En effet, beaucoup sont employés comme fonctionnaires. Ceux qui travaillent à l’interface entre sciences du climat et politique sont confrontés à un problème de plus en plus difficile. De même, ceux qui défendent le zéro carbone comme moyen de briser les barrières empêchant une action efficace sur le climat travaillent également avec les meilleures intentions du monde.
Ce qu’il y a de tragique, c’est que leurs efforts collectifs n’ont jamais été en mesure de remettre en question ce processus de politique climatique qui ne prend en considération qu’une palette très étroite de scénarios.
La plupart des universitaires se sentent particulièrement mal à l’aise de franchir la ligne invisible qui sépare leur travail quotidien des préoccupations sociales et politiques plus larges. La crainte est que le fait d’être considérés comme fervents défenseurs ou au contraire détracteurs d’enjeux particuliers puisse compromettre leur image d’indépendance. Les scientifiques font partie des professionnels en qui on a le plus confiance. La confiance est très difficile à construire et facile à détruire.
La jeunesse d’aujourd’hui et les futures générations vont regarder en arrière et constater avec horreur que notre génération a joué avec des changements climatiques catastrophiques et avec la biodiversité dans l’unique but de sauver l’énergie fossile bon marché, alors que des alternatives économiquement et socialement acceptables existaient. Nous avons la connaissance nécessaire pour agir – les rapports du GIEC et de l’IPBES, que j’ai co-présidés, démontrent que ces enjeux sont interconnectés et doivent être pris en considération, tous ensemble, et tout de suite. Les rapports les plus récents montrent clairement que nous ne parviendrons à réaliser aucun des objectifs fixés pour limiter le changement climatique ou la perte en biodiversité. J’ai honte de nos échecs répétés.
Mais il y a une autre ligne invisible, celle qui sépare le maintien de l’intégrité académique et l’auto-censure. En tant que scientifiques, on nous apprend à douter, à soumettre les hypothèses à des tests et à des interrogatoires rigoureux. Mais quand il s’agit du plus grand défi auquel l’humanité sera probablement confrontée, nous faisons souvent preuve d’un manque criant d’analyse critique.
En privé, les scientifiques expriment un scepticisme important à propos de l’Accord de Paris, de la BECCS, de la compensation carbone, de la géo-ingénierie et du zéro carbone. Hormis quelques exceptions notables, en public, nous continuons tranquillement notre travail, sollicitons des financements, publions des articles et enseignons. La voie vers un changement climatique désastreux est pavée d’études de viabilité et d’évaluations d’impact.
Plutôt que de reconnaître la gravité de la situation, nous préférons continuer à participer au fantasme du zéro carbone. Que ferons-nous quand la réalité nous frappera ? Que dirons-nous à nos amis et à nos proches au sujet de notre incapacité à nous exprimer ?
Le moment est venu d’exprimer nos craintes et d’être honnêtes avec la société tout entière. Les politiques actuelles de zéro carbone n’empêcheront pas le réchauffement climatique de dépasser les 1.5°C, pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas été conçues pour cela. Elles étaient et sont toujours motivées par cette volonté de protéger le marché tel que nous le connaissons, et non le climat. Si nous voulons protéger la population, des restrictions importantes et prolongées d’émissions de carbone s’imposent dès aujourd’hui. C’est vraiment là l’épreuve décisive qui doit être appliquée à toutes les politiques climatiques. Il est temps d’arrêter de se bercer d’illusions.