Points de vue

Pour une fiscalité sur le soja qui protège les écosystèmes naturels 

Publié le Rédigé par Canopée

C’est la première cause de déforestation et conversion d’écosystèmes liées aux importations de l’Europe. Le soja, produit massivement en Amérique du Sud, représente 60% de nos importations de produits à risque. Bien que les graines de soja soient en partie utilisées pour l’alimentation humaine, il est très largement destiné à l’alimentation animale (volaille, porcs et bovins). 

Historiquement moteur de la déforestation en Amazonie brésilienne, la part du soja dans ce processus a très nettement baissé depuis un moratoire décidé en 2006 et mis en oeuvre en 2008 sur l’achat de soja issu de parcelles récemment déboisées provenant de cette région. Ce moratoire a été établi par de grandes multinationales de négoce (comme Cargill, Bunge, Amaggi) et de l’agroalimentaire (comme McDonalds ou Carrefour) suite à une campagne de Greenpeace et renouvelé indéfiniment depuis 2016. 

Cependant, la production de soja s’est simplement déplacée plus au sud, depuis l’Amazonie vers les savanes du Cerrado. Ces zones occupent plus de 200 millions d’hectares, dont 127 millions cultivables, principalement au Brésil (environ 20 % de la superficie du pays) mais aussi dans les régions limitrophes de la Bolivie et du Paraguay. 

Après l’Amazonie, le Cerrado 

Si le Cerrado est composé de différents écosystèmes comme la forêt-galerie en bord de rivières ou les forêts sèches, les savanes sont prédominantes. Ce sont les plus riches du monde, avec plus de 12 000 espèces végétales. Les chercheurs considèrent que 5 % de la biodiversité de la planète se trouve dans cette région, et 30 % de celle du Brésil. 

Ces savanes immenses jouent un rôle majeur dans l’approvisionnement et la qualité de l’eau en alimentant de manière efficace nappes et fleuves. Une richesse et une fonction écologique dont la destruction est à l’oeuvre depuis un peu plus d’une dizaine d’années. 

Le Cerrado a déjà perdu environ la moitié de sa végétation naturelle, convertie en champs de soja ou en pâturages bovins, et cette tendance s’accélère. Avec de plus de 600 000 hectares disparus en 2023, il connaît actuellement le pire niveau de destruction de ses différents espaces naturels en quatre ans. 

Cette région est la grande oubliée de la lutte contre la déforestation et la destruction des écosystèmes naturels. Au Brésil, les propriétaires fonciers privés sont légalement autorisés à convertir jusqu’à 80 % de leurs terres dans cet écosystème, contre seulement 20 % en Amazonie. 

Au niveau européen, le nouveau règlement sur la déforestation (RDUE), adopté en juin 2023 et qui sera pleinement effectif en décembre 2024, ne couvre que les forêts, selon la définition qu’en donne la FAO, c’est-à- dire au moins 10 % de couvert boisé sur une surface minimale de 0,5 ha. Les savanes arborées du « Cerrado ouvert », par exemple, entrent souvent dans la catégorie des « autres terres boisées » (entre 5 et 10 % de couvert arboré), non couvertes par le règlement RDUE. 

Créer un cadre fiscal plus juste 

En 2018, la France a adopté une Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) avec l’objectif de mettre fin à la déforestation et conversion associées aux importations de bois et de produits agricoles d’ici à 2030. Bien qu’inédite, celle-ci n’est pas contraignante, et ne prévoit pas d’action spécifique sur les importations de soja. 

Cinq ans plus tard, dans la filière de cette légumineuse, peu de choses ont changé. Bien qu’un mécanisme de traçabilité permettant de limiter au maximum le risque tout en limitant les coûts risque ait été développé par les ONG, seuls quelques négociants, comme Solteam, tracent la provenance géographique de leurs approvisionnements et, en règle générale, fournissent peu d’informations sur l’origine précise du soja qu’ils commercialisent. 

Malgré sa SNDI, la France a baissé début 2023 la TVA sur les aliments du bétail de 10 % à 5,5 %. Un choix motivé par une volonté de simplification et d’harmonisation avec le taux appliqué à l’alimentation humaine, et par les difficultés des éleveurs à faire face à la hausse des prix. La mesure a entraîné une diminution du coût de l’alimentation animale, mais au risque d’encourager une augmentation des volumes de soja importé. Pourtant, pour la grande majorité de ce soja, aucune garantie de traçabilité et de non-déforestation ou de non-conversion d’écosystème naturel n’est fournie. 

Cet immobilisme vient du fait que les entreprises de la filière, des importateurs aux fabricants d’alimentation animale, ne sont ni forcés, ni incités à mieux faire. Le caractère non contraignant de la SNDI (la politique commerciale est une compétence exclusive de l’UE) et le champ restreint du règlement européen RDUE, en sont de parfaites illustrations. 

Dès lors, il est nécessaire d’actionner d’autres leviers. La fiscalité écologique est un instrument efficace qui pourrait être mobilisé. À la différence d’autres domaines, comme les carburants ou les déchets, elle n’a encore été que timidement mise au service de la protection des forêts et des écosystèmes naturels1. Mettre en place une politique fiscale plus juste et incitative, en introduisant une différenciation des taxes appliquées aux produits ayant entraîné ou non la destruction d’écosystèmes constituerait une avancée significative. 

Pénaliser le soja importé sans garanties 

Conditionner le taux réduit de TVA à 5,5 % à un critère de non-déforestation et non-conversion d’écosystèmes permettrait de rendre plus compétitives les entreprises qui sont dans une démarche de durabilité, et inciter les autres à ne pas différer plus longtemps les investissements nécessaires à la mise en place d’un système de traçabilité. 

La vérification de ces critères devrait faire l’objet d’une procédure obligatoire de « diligence raisonnée » de la part des opérateurs commercialisant le soja en France, à savoir accomplir un ensemble de vérifications afin de se faire une idée précise de l’origine et des conditions de production du produit à importer. 

Cette diligence raisonnée s’accompagnerait d’une traçabilité à la parcelle, associée ou non à des certifications indépendantes sélectionnées par le gouvernement sur la base d’une évaluation continue de leur crédibilité. La date butoir, celle après laquelle le soja serait considéré comme « non conforme » s’il a été produit sur des terres converties après cette date et se verrait appliquer le taux de TVA le plus élevé, pourrait être alignée sur celle retenue par le RDUE pour la déforestation, c’est-à-dire le 31 décembre 2020. 

Dans un premier temps, cette modulation (retour au taux de 10 % pour le soja non conforme aux attentes) viendrait générer des recettes pour l’État, qui pourraient être affectée au financement du travail de l’autorité chargée de faire respecter le règlement européen sur la déforestation, ou des programmes d’appui à la traçabilité de petits producteurs de soja ou d’autres productions agricoles au Brésil. 

Sans une telle mesure, le risque est réel de voir la tension sur le Cerrado et les autres écosystèmes s’accentuer, à la fois par la hausse des volumes importés, et par le déplacement des pressions de conversion dans ces régions non forestières. Lors des négociations préalables à l’adoption du Règlement européen sur la déforestation, la France avait soutenu, sans succès, l’inclusion de la protection des écosystèmes naturels, en plus des forêts, dans le champ du texte. Cette modulation des taux de TVA en France serait l’occasion de concrétiser ce soutien et de se positionner en leader européen. 

Par Klervi Le Guenic, chargée de campagne forêts tropicales à Canopée,
et Alain Karsenty, économiste au Cirad, spécialiste des forêts tropicales 

1 On peut mentionner, cependant, le cas du Gabon où, depuis la mi-2020, la fiscalité forestière est modulée selon que la concession est certifiée ou pas, par un label indépendant.